Jeudi 15 octobre 1998
Les Français jugent sévèrement l'action de Jean Paul II
Dans un sondage CSA pour " Le Monde " et " La Vie ", réalisé pour le vingtième anniversaire de l'élection du pape, 53 % des personnes interrogées désapprouvent ou expriment des réserves. Ses prises de position en faveur de la paix et des droits de l'homme sont pourtant reconnues
VINGT ANS
après l'élection de Jean Paul II à la tête de l'Eglise catholique, l'opinion française porte un jugement globalement critique sur son action. Le taux d'approbation est en chute régulière. Trois enquêtes (1988, 1996, 1998) de l'institut CSA, posant la question dans les mêmes termes, permettent de mesurer ce déclin. Il est plus accentué chez les jeunes, si l'on en croit les ventilations non publiées dans les tableaux ci-contre : les deux tiers des Français de moins de 25 ans interrogés expriment des " réserves " (36 %) ou " désapprouvent " (30 %) l'action de ce pape.
Ce résultat est d'autant plus instructif que, dans la précédente enquête de 1988, plus d'un quart des personnes interrogées (26 %) n'avaient pas répondu à la question. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 15 % à ne pas se prononcer. Autrement dit, si le pape bénéficiait encore, il y a dix ans, d'une certaine expectative, les opinions sont plus tranchées aujourd'hui et majoritairement négatives.
Une nuance importante doit toutefois être relevée, qui tient à la fréquence de la pratique religieuse. Le taux d'approbation de l'action du pape, dans la population des catholiques pratiquants réguliers (10 % de la population française selon les instituts de sondage), est passé de 87 % en 1988 à 68 % en 1996. Il est légèrement remonté dans notre sondage d'aujourd'hui (71 %) ( se reporter au tableau 1). Ce qui veut dire que le " noyau dur " du catholicisme résiste à la pente déclinante et que le raidissement du discours doctrinal du pape, ajouté à la mobilisation de l'Eglise lors de manifestations fortement identitaires - comme les Journées mondiales de la jeunesse à Paris il y a un an -, est plutôt apprécié par ce " noyau dur " de fidèles.
Sur cette question, le clivage se révèle de plus en plus net entre les " catholiques pratiquants réguliers " et les " pratiquants irréguliers " (ceux qui, par exemple, assistent aux célébrations les jours de fête religieuse), dont la sympathie pour l'action du pape est en baisse constante depuis dix ans (69 % en 1988, 52 % en 1996, 47 % aujourd'hui). Les " irréguliers " se trouvent désormais plus proches des non-pratiquants que des catholiques " réguliers".
" Rassembleur ", mais peu " novateur "
Les appréciations sont plus nuancées dès qu'on cherche à qualifier l'action de ce pape depuis vingt ans (se reporter au tableau 2). Les Français lui reconnaissent des qualités d'entraînement (il est " rassembleur " et " suscite l'engagement " pour près des deux tiers d'entre eux), de " proximité des gens " et d'" ouverture au monde actuel ". Toutes les catégories de population se retrouvent derrière ces qualificatifs.
Mais si le style de l'homme plaît, le " fond " du discours du pape divise autant. L'opinion est partagée (46 % pour et 46 % contre) sur le qualificatif de " tolérance " servant à le désigner. Elle ne le trouve pas " novateur ", ni " visionnaire ". Autrement dit, si la capacité de ce pape à comprendre certaines évolutions ne lui est pas contestée, l'opinion semble regretter le frein qu'il met aux dynamismes à l'oeuvre dans la société moderne.
Les jeunes de moins de 25 ans, en particulier, n'ignorent pas sa capacité à rassembler des foules et à les mobiliser (62 %). Mais ils décrochent dès qu'on leur demande de se prononcer sur l'" ouverture " du pape au monde actuel : 38 % lui reconnaissent cette qualité, contre 58 %.
De même lui contestent-ils, à des taux records, les qualités de " novateur " (67 %) et de " visionnaire " (70 %). A l'inverse, les Français âgés, plus capables de mesurer l'action du chef de l'Eglise catholique sur vingt ans, sont plus nombreux à le considérer comme " novateur " (44 %, contre 42 %) et " visionnaire " (44 %, contre 34 %). De même, les catholiques pratiquants réguliers applaudissent presque sans réserves toutes les propositions formulées dans cette question.
Un constat d'" affaiblissement"
Le diagnostic d'ensemble sur la situation de l'Eglise catholique vingt ans après l'élection de Jean Paul II est plutôt pessimiste. Près de la moitié des Français estime que le rôle de l'Eglise s'est " plutôt affaibli " ( se reporter au tableau 3). Seuls les catholiques pratiquants réguliers - pour 49 % d'entre eux - pensent, à l'inverse, que l'Eglise s'est " plutôt renforcée ".
Ce qui confirme l'impression générale laissée par ce sondage. Si le pape ne semble pas avoir réussi à freiner une érosion qui frappe toutes les grandes institutions religieuses, il touche néanmoins les " dividendes ", auprès du dernier carré de fidèles, de cette réaffirmation de l'identité catholique qui est l'axe stratégique de son pontificat.
La perception de l'affaiblissement de l'Eglise catholique est plus forte que la moyenne chez les jeunes (55 %), chez les sympathisants de gauche (56 % pour le PC, 51 % pour le PS). En revanche, 32 % des personnes interrogées appartenant à une autre religion - soit plus que la moyenne - estiment que la place de l'Eglise s'est plutôt renforcée depuis vingt ans.
Un désaccord croissant avec la morale sexuelle
Les Français n'ont toutefois pas la mémoire aussi courte que pourraient le laisser sous-entendre les réponses aux premières questions de ce sondage. Si l'on en juge par les réactions positives aux prises de position du pape sur la défense de la paix, la lutte contre les exclusions et contre les atteintes aux droits de l'homme, le souvenir finira par s'imposer des combats d'hier menés par ce pape pour la liberté et la démocratie dans les pays communistes et contre les régimes dictatoriaux du tiers-monde ( se reporter au tableau 4, en haut de la page ci-contre). Sur ces premiers points, l'action du pape semble reconnue et même plébiscitée.
Mais le consensus commence à s'ébrécher dès que l'on aborde le contenu " idéologique " de ce programme, c'est-à-dire dès qu'on fait réagir les Français sur des points de son action comme la défense de la famille, les gestes de rapprochement avec la communauté juive, ses diatribes contre le communisme ou les excès du libéralisme. Les opinions positives restent soutenues, mais ces différentes actions ne sont pas toujours perçues avec beaucoup de clarté, si on juge par le pourcentage des non-réponses sur ses rapports avec le judaïsme (21 %) ou avec le communisme (24 %). A noter que, dans les ventilations non publiées dans ces colonnes, 26 % des sympathisants du PC et 11 % des sympathisants du Front national jugent négativement son rapprochement avec la communauté juive.
Le désaccord s'aggrave franchement ( se reporter au tableau 5, en haut de la page ci-contre) dès qu'on aborde les prises de position du pape en matière de morale sexuelle et sur l'avortement. Sur ces deux points, il n'y a plus guère que les catholiques pratiquants réguliers pour approuver Jean Paul II. Encore le font-ils très modérément, selon des pourcentages qui n'atteignent même pas la moitié des fidèles interrogés. A une question identique posée en 1988, 61 % des catholiques pratiquants réguliers portaient encore un jugement positif sur l'enseignement de l'Eglise en matière de morale sexuelle. Dans cet échantillon de pratiquants réguliers, les résistances au discours sur l'avortement (40 %) sont même élevées, comme si les catholiques réguliers voulaient signifier qu'ils ne partagent pas l'intégralité d'un discours radical semblant légitimer l'action de commandos anti-IVG. Le pourcentage des femmes hostiles aux prises de position du pape sur l'avortement (63 %) et sur la sexualité en général (56 %) est également très élevé.
Un puissant souhait de réformes
Des réformes sont-elles envisageables demain dans le fonctionnement de l'Eglise catholique et son enseignement, notamment sur ce qui touche à la morale individuelle et sexuelle ? Elles seraient bienvenues si l'on en juge par l'accueil fait aux propositions de ce sondage. Certains y verront même les contours d'un programme plus libéral dont les pratiquants réguliers eux-mêmes souhaitent la mise en oeuvre à la tête de leur Eglise. La nouveauté de cette enquête est précisément dans les souhaits exprimés par les catholiques les plus fidèles, qui se rapprochent de la ligne majoritairement souhaitée par les Français dans leur ensemble ( se reporter au tableau 5, page ci-contre).
A un taux très élevé (72 %, contre 90 % pour l'ensemble des Français), ils sont favorables à ce qu'un pape se prononce un jour pour l'usage du préservatif, ce qui confirme l'incompréhension la plus totale, y compris dans ses propres rangs, du discours du pape sur ce sujet. Les deux tiers des pratiquants réguliers aimeraient aussi que le chef de l'Eglise catholique lève l'interdit sur la pilule contraceptive. 62 % (soit un pourcentage énorme) se montreraient également disposés à accueillir un discours plus ouvert sur l'euthanasie.
Les catholiques interrogés par ce sondage semblent aussi disponibles pour de profondes réformes internes à leur Eglise. Les deux tiers d'entre eux (66 %) se prononcent pour le sacerdoce des hommes mariés, alors qu'ils n'étaient que 47 % à le faire dans un sondage comparable réalisé par la Sofres pour Le Monde en 1986, à la veille de la visite du pape dans la région lyonnaise. 50 % sont même en faveur du sacerdoce des femmes, alors que l'obstacle n'est pas seulement disciplinaire (comme pour le mariage des prêtres), mais dogmatique. 45 % étaient déjà favorables aux ordinations féminines en 1986.
Toujours dans cet échantillon de catholiques pratiquants réguliers, 60 % seraient en faveur du remariage à l'Eglise des personnes divorcées. On se trouve là face à une nouvelle illustration d'un décalage grossissant entre la doctrine officielle de l'Eglise et les souhaits des fidèles les plus pratiquants. Cette évolution qui touche l'aile marchante du catholicisme s'est manifestée depuis longtemps dans des assemblées officielles comme les synodes diocésains.
En revanche, l'avortement reste tabou. Les catholiques pratiquants réguliers restent majoritairement favorables au maintien de l'interdiction par l'Eglise de l'IVG (55 %), alors que les pratiquants irréguliers y sont hostiles, à un taux (76 %) parfaitement identique à celui des non-pratiquants. Les catholiques pratiquants réguliers s'étaient déjà prononcés à 40 % pour dire que la lutte contre l'avortement allait marquer de manière négative le pontificat. On retrouve le même pourcentage de catholiques pour se prononcer en faveur d'une libéralisation de la position de l'Eglise sur l'IVG.
La "renonciation" souhaitée par une majorité des sondés
H. T.
La " renonciation " du pape est prévue dans le code de droit canonique (canon 332), mais depuis Célestin V, en 1295, aucun pape n'a démissionné. Pour une majorité de Français (59 %) ( se reporter au tableau 6, page ci-contre), et même pour une forte proportion de catholiques pratiquants (41 %), l'évêque de Rome devrait " renoncer " à sa fonction. Les jeunes (dix-huit à trente-quatre ans) se prononcent majoritairement pour cette proposition (60 %).
A la veille de son soixante-quinzième anniversaire (18 mai 1995), c'est-à-dire à l'âge où tout évêque doit remettre sa démission, l'évêque de Rome avait coupé court aux rumeurs de renonciation en déclarant : " Je renouvelle ma disponibilité à servir l'Eglise autant que Dieu le voudra. Je lui laisse le choix de décider comment et quand il voudra me relever de ce service. " Autrement dit, la vocation du pape équivaut à une " mission ", non à une fonction. Une mission particulière d'origine divine. Il n'appartient pas à son détenteur d'en définir le terme. Les rumeurs font pourtant état d'une possible renonciation du pape après l'an 2000. Il aura alors atteint quatre-vingts ans, l'âge auquel les cardinaux perdent tout droit à élection.
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